En 2 ans, les plaintes pour violences conjugales ont explosé dans le Doubs. Entretien avec Étienne Manteaux, procureur de Besançon

EXCLUSIF • Quatre homicides en 2022, une hausse de 69% des faits graves, une hausse de 72% des faits de harcèlement et de menace le tout entre 2019 et 2022 dans le Doubs. Le département fait partie de ceux qui comptent le plus violences conjugales en France alors que l’on compte entre 120 et 130 homicides dans la sphère conjugale l’année dernière sur les 66 millions d’habitants… On en parle avec le procureur de la République de Besançon Étienne Manteaux en ce début d'année 2023.

© Counselling/Pixabay

Depuis deux ans, les statistiques des violences conjugales sont particulièrement défavorables dans le département du Doubs y compris en comparaison avec les données nationales. En 2022, entre 120 et 130 homicides se sont produits dans la sphère conjugale en France, soit un homicide pour 500.000 habitants en moyenne. Le Doubs qui compte 380.000 habitants, a déploré pas moins de quatre homicides en 12 mois en 2022, dont le dernier s’est produit en août 2022 à Morre.

S’ajoutent à cela une explosion de faits graves rapportés aux services de police et de gendarmerie : en 2019, les services ont comptabilisé 100 poursuites pour ce motif, en 2022, 169 poursuites, soit une hausse de 69%. D’autres chiffres alarmants s’invitent dans les comptes : 39 dossiers ont été traités par le parquet pour des faits de harcèlement et de menaces (au sein du couple) en 2019, 67 dossiers de ce type traités en 2022, soit une augmentation de 72%. 

Des traces de comportements sociétalement acceptés il y a 30 ans…

En 2019, dans le Doubs, 100 poursuites pénales ont été comptabilisées alors qu’en 2022, ce chiffre atteint les 169 poursuites, soit une augmentation de 69% « ce qui est considérable en 3 ans », pour le procureur. Comment expliquer ce bond ?

"Clairement, je suis persuadé que les hommes ne sont pas plus violents qu’avant, on n’est pas sur une hausse de 69% des violences, au contraire, je pense que c’est la révélation de cette part immergée de délinquance qui existait, mais qui était socialement et sociétalement acceptée", selon Étienne Manteaux qui rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, jusqu’en 1965, les femmes étaient considérées comme des mineures, c’est-à-dire non indépendante et les femmes mariées devaient présenter une "autorisation maritale" pour ouvrir un compte bancaire ou signer un contrat de travail. "Ça parait complètement ahurissant et pourtant c’était il n’y a pas si longtemps ! ", souligne le procureur qui pense que « nous sommes aujourd’hui sur une baisse tendancielle des violences, puisqu’une majorité des jeunes générations évolue et le rapport homme-femme aujourd’hui chez des jeunes de 25 ans n’est plus le même qu’il y a 30 ans."

"Toutes ces plaisanteries, ces « il me bat, mais que quand je le mérite », qui faisaient rire tout le monde il y a 30 ans étaient révélatrices d’une forme d’acceptation complète. Cette supériorité du mari, du conjoint mâle dans le couple était sociétalement admise (…)" - Étienne Manteaux

Un déclic #MeToo, mais pas que…

En 2017, le mouvement #MeToo a accéléré la libération de la parole des femmes avec l’affaire Weinstein suivie par de nombreuses affaires qui éclaboussent encore des personnalités aujourd’hui. Mais selon Etienne Manteaux, "c’est aussi un traitement beaucoup plus diligent de ces procédures par les services d’enquêtes, les deux sont corrélés". 

Selon lui, le déclic est également lié à des affaires relayées dans la presse au niveau national, en particulier lorsque Chahinez Daoud, 31 ans, mère de 3 enfants, avait été brûlée vive par son ex-mari le 4 mai 2021 à Mérignac, alors que deux plaintes avaient été déposées les mois précédents. "Ça a créé des électrochocs dans les services d’enquête avec une volonté très forte du ministère de l’Intérieur demandant aux policiers et aux gendarmes de prioriser ces dossiers", nous explique le procureur, "cela a généré un réexamen de tous les dossiers en cours, tout a été analysé au cas par cas, ce qui amène à aujourd’hui : une plainte pour violence conjugale est traitée avec la plus grande diligence." 

Pour se faire, la brigade des familles, qui n’est pas en mesure d’absorber tout le flux de dossiers, d’autres enquêteurs, qui travaillent habituellement sur des dossiers économiques et financiers, sont ponctuellement mobilisés pour faire aboutir des affaires de violences conjugales "pour être en capacité de traiter toutes les affaires", ajoute le procureur.

Des poursuites pénales et des alternatives

"Le but n’est pas de créer des casiers judiciaires à tout le monde", précise le magistrat, l’audience correctionnelle est un moment compliqué qui est réservé à certains degrés d’infraction, c’est pourquoi il existe des alternatives aux poursuites, "ce qui ne signifie pas un classement sans suite, mais une réponse pénale qu’on estime qualitative", précise le magistrat.

Parmi les alternatives : 

Des stages de sensibilisation de deux jours payants (aux frais des conjoints violents) sont organisés par un psychologue et le service pénitentiaire, d’insertion et de probation, en la présence d’un magistrat du parquet pour débattre avec les 10 à 12 personnes du groupe de parole. "Ça permet d’apporter du contenu, mais de faire parler les gens, les participants peuvent se rendre compte qu’ils vivent les mêmes choses, avec un travail sur le fait que beaucoup se victimisent pour qu’elles admettent leur part de responsabilité, ce qui est la base", explique Etienne Manteaux.

Autre solution : l’État prend en charge six séances de psychothérapie pour permettre aux personnes qui ont conscience, à travers un stage de sensibilisation, qu’il y a un travail psychologique sur elles-mêmes (impulsivité, problème dans le schéma dans les relations homme-femme, …) et si les personnes souhaitent prolonger la réflexion qui a été initiée en groupe de parole. "Ça a l’ambition d’être, pour tous, l’occasion d’une prise de conscience sur les ressorts qui ont conduit à un passage à l’acte de violence, même s’il n’est pas d’une grande gravité", souligne le procureur.

Pour les faits les plus graves, des poursuites pénales sont engagées.

Vers un pic des violences conjugales ? 

Le procureur de Besançon évoque, à titre de comparaison, l’explosion des dépôts de plainte dans les années 80 et 90 pour des violences intra familiales sexuelles qui vont, par exemple, amener à l’affaire d’Outreau. "Il y a des familles dans lesquelles le tabou de l’inceste n’était pas du tout positionné, il y avait un rapport à la sexualité avec les enfants qui était particulier et on se rappelle, sur le plateau de l’émission de Bernard Pivot, de Cohn-Bendit et Madzneff qui se vantaient d’avoir des rapports sexuels avec des enfants, c’était en 1976, c’est effroyablement choquant et c’est intéressant de voir, depuis ces faits, les prises de conscience", se remémore-t-il. "Aujourd’hui, il y a une décrue de ce type d’affaires, il y a eu un repositionnement puis une baisse significative du nombre de ces faits : j’ai cet espoir pour les affaires de violences conjugales."

A-t-on atteint le pic du nombre de plaintes pour violences conjugales ? Difficile de répondre à cette question pour le procureur qui espère que ce pic soit déjà passé pour que les faits de violences conjugales ne soient plus aussi fréquents. 

Violences conjugales : des profils "type" ?

Selon le procureur, aucun profil "type" ne se dessine quand on parle des affaires pour violences conjugales, que ce soit dans le Doubs ou ailleurs. Ces violences surviennent en zone urbaine comme en zone rurale, les milieux socio-professionnels favorisés comme défavorisés comme les classes moyennes et l’alcool n’est pas systématique dans ces violences. "On voit bien que ce phénomène est lié à une construction sociétale, d’un patriarcat qui a infusé depuis toujours", pour Etienne Manteaux.

Le message du procureur aux victimes

En premier lieu, pour Etienne Manteaux, "il ne faut pas laisser s’installer la violence, verbale ou physique, au sein du couple". Au-delà de la rupture, les couples en difficultés peuvent suivre une thérapie conjugale par exemple.

Ensuite, en cas de violences, "la parole de la prévenante est évidemment prise très au sérieux, mais elle n’est pas une preuve à elle seule parce que nous devons, en tant que parquet et défenseur de toute la société et éviter les erreurs judiciaires,  respecter un principe met toujours le doute au bénéfice de la personne qui est poursuivie".

De plus, en cas de violences physiques, Étienne Manteaux rappelle que "plus les violences conjugales sont révélées à très court délai après la commission des faits, avec des traces somatiques corporelles permettant la réalisation d'examens médico-légaux, alors la parole est puissamment prise en compte, et plus les enquêteurs peuvent intervenir à très faible distance des faits pour maximiser la chance pour la plaignante que la procédure aboutisse."

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