« Je n’avais pas du tout vu venir l’aspect +réseaux sociaux+. Je pensais faire communiquer les gens avec les ordinateurs, ou les ordinateurs entre eux, mais pas les gens entre eux », raconte M. Kleinrock, qui aura 85 ans en juin.
Pour marquer les 50 ans de l'événement, le professeur ouvre un nouveau laboratoire consacré à internet, censé aider à lutter contre les problèmes imprévus qui ont surgi avec l'adoption du réseau à grande échelle.
Quelque 4 milliards de personnes dans le monde utilisent désormais le réseau, qui, croyait-on, allait apporter l'égalité et la connaissance à la majorité.
"En un sens, c'est une invention très démocratique", remarque-t-il."Mais elle recèle aussi une formule parfaite pour le côté sombre de l'humanité. (...) Il y a tellement de choses criées en ligne que les voix modérées se retrouvent noyées et les points de vue extrême, amplifiés, répandant la haine, la désinformation et les abus", constate-t-il.
"En tant qu'ingénieurs nous ne pensions pas aux comportements malveillants." Le nouveau "Connection Lab" ("labo de connexion"), se penchera sur des sujets tels que l’apprentissage automatisé des machines, l'intelligence artificielle, les réseaux sociaux, l'internet des objets ou encore la blockchain, une base de données décentralisée et sécurisée, qui permet une traçabilité réputée inviolable.
"Réseau de réputations"
Leonard Kleinrock s'intéresse tout particulièrement à la possibilité d'utiliser la blockchain pour servir de mesure de confiance. Les internautes pourraient par exemple savoir, en lisant une critique de restaurant, si son auteur a publié des articles considérés comme fiables jusqu'à présent.
"Ce serait comme un réseau de réputations constamment à jour", détaille le professeur. "Le défi c'est comment y arriver de manière éthique et responsable. L'anonymat est une arme à double tranchant, évidemment". Selon lui, dans les premiers temps, la sérénité du réseau n'était contrariée que par des hackers (pirates informatiques) solitaires.
Alors que désormais les agents perturbateurs comprennent les Etats-nations, le crime organisé et des corporations puissantes qui font de "grandes et mauvaises choses", comme réaliser des profits en portant atteinte au respect de la vie privée.
Leonard Kleinrock regrette le manque de fibre sociale des scientifiques de l'époque, qui n'ont pas anticipé la nécessité d'intégrer des outils d'authentification des personnes et des données, dès la fondation d'internet.
"Nous n'aurions pas évité la face obscure du réseau, mais nous aurions pu en atténuer l'impact que tout le monde ressent bien aujourd'hui".
Il garde tout de même une part d'optimisme. "Je crois tout de même qu'au final les aspects positifs l'emportent. Je n'éteindrais pas internet, même si je le pouvais."
Quel genre de monstre ?
A l'origine, le projet s'appelait "Arpanet", du nom de la branche de recherche de l'armée américaine qui le finançait, la "Defense Advanced Research Projects Agency", fondée en 1958.
Les ingénieurs avaient trouvé le moyen de transmettre des données par les ordinateurs en les cassant en plusieurs "paquets numériques".
Le 29 octobre 1969, un étudiant de UCLA commence à taper le mot "LOG" ("connexion"), pour établir le lien avec l'ordinateur à distance. La lettre "L" passe, mais la machine plante juste après la lettre "O".
"Du coup le premier message transmis a été +LO+, comme dans +Lo and behold+ (une expression qui signifie +Et voilà que...+)", relate Leonard Kleinrock. "Nous n'aurions pas pu mieux rêver comme premier message succinct".
L'Arpanet était né. La création d'internet, elle, reste le sujet de débats brûlants, car c'est le résultat de plusieurs étapes, comme les protocoles d'acheminement des données ou la création du "World Wide Web" avec le système de pages en ligne.
"La question à 1 milliard de dollars, c'est quel genre de monstre internet est-il devenu ?", demande Marc Weber, commissaire au Computer History Museum de la Silicon Valley. "Il s'est imposé comme le moyen de communication par défaut des humains, ce n'est pas rien", constate-t-il. "Internet a fait plus de bien que de mal", tempère Olaf Kolkman de l'Internet Society, qui voit dans le réseau de 50 ans un "adolescent turbulent".
(AFP)